Comment Les Restos du Coeur Paris ramassent les invendus des supermarchés

13 mars 2019

Par Julie Bienvenu. Le Monde 08/03/2019

L’assiette en tête. Il est 20 heures, sandwichs, wraps, salades composées, yaourts et desserts en
tout genre sont disposés sur les tables alignées près du camion des Restos du coeur Paris, sous les
lampadaires de la place des Invalides. « C’est sûr que ça change de la soupe lyophilisée
et du plat en barquette », se réjouit Gérard. Pour ce bénéficiaire qui ne peut pas cuisiner dans la
petite chambre de l’hôtel social où il vit, ça sera le seul repas de la journée. Une soupe, un plat
chaud, un café, mais aussi une entrée, un fruit, un laitage et un en-cas. Ce soir-là, les quelque deux
cents bénéficiaires de la distribution du « camion » des Invalides ont la chance d’avoir « du choix,
de la qualité et un repas équilibré » grâce aux invendus récupérés gratuitement par Les Restos. Ce
dispositif complète la collecte annuelle de l’association, qui a lieu cette année les 8 et
9 mars dans tous les supermarchés de France.

Il y a trois ans, l’association a été confrontée à une augmentation du nombre de bénéficiaires et
n’était pas en capacité de tout acheter. Alors Françoise Haouzi a voulu « revenir à l’ADN des
Restos » : « la “ramasse” [collecte], la débrouille, les bénévoles ! » S’appuyant sur la loi Garot
de 2016 – qui vise notamment à diviser par deux le gaspillage alimentaire en France d’ici à 2025 –
, la dynamique retraitée a progressivement mis en place la ramasse de Paris, un vaste système de
récupération des invendus des magasins, des surplus de production ou des dons d’entreprises
agroalimentaires. Cette organisation permet aujourd’hui de fournir deux mille huit cents repas
quotidiens, pour un coût largement diminué : quand un repas coûtait auparavant 3,80 euros en
moyenne (dont 2,40 euros pour l’alimentaire), grâce au ramassage de ces invendus, seul le plat
chaud est acheté (1,50 euro).

Le « jour des dates »

Pour comprendre d’où viennent ces produits, direction la rue Coustou, à deux pas du Moulin-
Rouge, dans le 18e arrondissement de Paris. Au bout de la rampe qui mène au parking souterrain,
des espaces de tri et de stockage des denrées, une chambre froide… C’est ici que sont acheminés
et triés chaque jour environ une tonne de produits alimentaires qui, pour la plupart, devront quitter
les lieux en moins de vingt-quatre heures pour être redistribués aux bénéficiaires avant d’être
périmés.

 

 

Les caisses des produits triés rue Coustou.

 OLGA KRAVETS POUR « LE MONDE »

 

 

 

Ils sont une douzaine de bénévoles et de salariés en insertion à oeuvrer ici six jours sur sept, onze
mois sur douze. Yoka, l’un des trois chauffeurs, a commencé sa journée à 5 h 30 par une tournée
des boulangeries et des traiteurs, comme Prêt à Manger ou Eric Kayser, qui ont besoin que leurs
rayons soient vidés des produits de la veille avant l’arrivée de leurs employés, puis des premiers
clients. Sandwichs et salades préparées seront distribués le midi dans l’un des trois centres fermés,
les « points chauds » des Restos, où les repas sont servis aux familles et aux personnes les plus
fragiles.

A 9 heures pile, Yoka repart, direction l’est de Paris. Dans le supermarché Casino de la rue de
Bagnolet, c’est le « jour des dates ». Après avoir été proposés aux clients à prix réduits, les
produits non vendus dont la date de péremption est proche sont donnés aux associations. Des
caisses de produits « à date » (le jour même ou le lendemain) ont été mises de côté, et disposées
dans des chariots. « Cela fait partie de la démarche éthique souhaitée par Casino. Cela permet
aussi à l’entreprise de bénéficier d’une déduction fiscale, reconnaît Pascal Houdin, responsable
du frais. Personnellement, j’ai plaisir à le faire, ça évite de jeter inutilement ! »

 

 

Yoka, un chauffeur bénévole, fait le tour des supermarchés parisiens

pour récupérer les produits dont la date de péremption est proche

et qui sont donnés aux associations.

 

 

« Ici, ils vendent le pain à plus de 10 euros le kilo »,souffle Yoka en arrivant près de la boulangerie
Chambelland. Le pain – bio et sans gluten – est récupéré par l’intermédiaire de la start-up
Eqosphere, spécialisée dans la lutte contre le gaspillage. « C’est plus simple pour nous, explique
la responsable des ventes, Mari Nishida. On est sûrs d’avoir toujours quelqu’un qui vient. »
Dans un hangar non loin du cour Saint-Emilion, il faut slalomer entre des centaines de trottinettes
pour atteindre les stocks de Wildesk – spécialisée dans les paniers garnis pour clients « VIP » –
afin de récupérer des fruits frais. Le temps de remplir les documents qui assurent la traçabilité des
dons et Yoka repart.
« On ne peut jamais savoir ce qu’ils vont nous donner, explique le chauffeur bénévole, mais la
récolte est souvent bonne. » Galettes, tiramisu, poulet entier… la diversité est de mise au Leader
Price Charonne. L’arrêt n’était pas prévu au planning, mais une responsable a appelé à la dernière
minute, voyant qu’il y avait beaucoup de choses à donner – « On ne va pas les faire déplacer pour
deux ou trois produits. » Au milieu du réassort, les employés ont du mal à retrouver les chariots
préparés pour Les Restos. En quelques minutes à peine, Yoka charge le camion en effectuant un
premier tri, notamment pour le frais qui est mis dans des caisses isothermes afin de respecter la
chaîne du froid.

 

 

Yoka charge le camion avec l’employé d’un supermarché

OLGA KRAVETS POUR « LE MONDE »

 

 

 

Ce jour-là, en plus d’une dizaine de petits conteneurs de produits frais, il ramènera deux caisses
de chocolats de Noël et cinq cageots de fruits variés. Le camion est déchargé et le contenu
immédiatement trié, par type de produits et par date de péremption, parfois jeté – « au début, ils
me prenaient pour la poubelle ! », se souvient Françoise Haouzi –, et compté par Yang, Douladji,
Salim et Rolland sous la houlette de Marie-Agnès.
« J’ai soixante-dix fromages, j’en fais quoi ? », lance une bénévole. « Mets-les à Soleil, on
donnera des yaourts à Invalides. » L’organisation est impressionnante. Les besoins de chaque site,
entre camions, centres fermés ou maraudes, sont différents. Il faut prévoir deux cents entrées,
autant de desserts et d’en-cas pour Invalides, mais trois cent cinquante pour gare de l’Est ou quatrevingts
à Soleil, en fonction du nombre de bénéficiaires. Alors, rue Coustou, on essaye de s’adapter.
En fonction des besoins, mais aussi de ce qu’on a récupéré ce jour-là, et des stocks.

 

 

Le tri des produits dans les locaux des Restos rue Coustou.

OLGA KRAVETS POUR « LE MONDE »

 

 

 

Une fois la répartition effectuée, les produits sont mis dans des caissettes et chargés. Yang vérifie
que tout ce qui est noté sur la fiche est bien dans le camion. La plupart des produits doivent
immédiatement aller à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où se trouvent les cuisines des Restos et
d’où partent les sept camions qui iront fournir les sites de distribution. Pour compléter le stock, un
chauffeur se rend tous les jours chez les primeurs de Rungis et un partenariat a été noué avec
Frichti, start-up spécialisée dans la livraison de repas faits maison, pour donner des bacs de surplus
de légumes ou de viande, voire des plats individuels déjà cuisinés. Cela permet de « substituer »
les plats chauds d’un site par jour, soit environ 1 200 plats par semaine. Des négociations sont en
cours avec les gares parisiennes, mais aussi avec les cantines collectives des hôpitaux de l’AP-HP,
qui donneront leurs repas non consommés, conformément à l’extension de la loi alimentation
d’octobre 2018.

« Les bénéficiaires n’ont plus l’habitude de choisir »

Toute cette organisation est malgré tout coûteuse. A lui seul, l’achat de pain revenait à
100 000 euros par an aux Restos du coeur de Paris. Aujourd’hui, grâce aux dons en nature, ils n’en
achètent plus, mais dépensent tout de même 50 000 euros pour le stocker et l’acheminer, explique
Armand Dutertre, directeur du chantier d’insertion d’Aubervilliers.
Locaux, chambre froide, matériel, véhicules… 210 000 euros ont été nécessaires pour mettre en
place la ramasse, des frais couverts en totalité par la Mairie de Paris, la région Ile-de-France et un
mécénat. Il a également fallu recruter, des salariés en insertion (chauffeurs et préparateurs de
commandes) comme des bénévoles pour Coustou.

L’arrivée des produits invendus a aussi eu un impact sur les bénévoles qui distribuent les repas. A
Invalides, Guillaume Landrieu et son équipe ont dû s’adapter pour pouvoir gérer la diversité des
produits : « Il y a cinq ans, nous étions douze ou treize, aujourd’hui on a doublé les effectifs car
la mise en place prend au moins trente minutes. »

 

Chargement à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où se trouvent

les cuisines des Restos et d’où partent les sept camions

qui iront fournir les sites de distribution.

OLGA KRAVETS POUR « LE MONDE »

 

 

Un changement encore plus compliqué pour les gros sites. « Les bénéficiaires n’ont plus
l’habitude d’avoir le choix entre un yaourt à la fraise ou un au chocolat, explique Christophe, un
bénévole. C’est super pour eux, mais ça prend du temps. Il y a beaucoup de monde qui attend, et
ils commencent à paniquer quand on leur demande de choisir vite. »
Parmi les projets envisagés figure un self-service ouvert toute la journée et qui servirait
uniquement des invendus… Grâce aux produits bruts récupérés, la soupe, les desserts et les plats
de résistance pourraient être cuisinés à Aubervilliers, afin aussi de développer des emplois de
cuisiniers en insertion. Mais cela suppose aussi plus de bénévoles, du matériel et, bien sûr, des
locaux adaptés. « Cela demanderait une énergie, une organisation démentes, estime
Christophe, et des moyens financiers. »

« Ramasse » ou « collecte » ?

La ramasse effectuée par les bénévoles des Restos du coeur de Paris a permis l’an
dernier de récolter 381 tonnes de produits alimentaires invendus. A titre de comparaison,
la collecte nationale annuelle de l’association – qui se tient cette année les 8 et 9 mars –
avait amassé 152 tonnes en 2018 grâce aux dons des particuliers dans les magasins
parisiens.

Les produits sont bien différents. A Paris, la ramasse quotidienne concerne des produits
frais, directement redistribués aux gens de la rue, via les camions (il y en a cinq chaque
soir de semaine dans Paris, trois le week-end), les centres fermés ou « points chauds »
où les repas sont servis aux familles et aux plus fragiles (deux chaque soir, trois le midi)
ou les maraudes. La collecte, elle, vise à recueillir des produits de longue consommation,
type conserves ou pâtes, alimentation bébé voire produits d’hygiène, qui iront fournir les
huit centres de distribution parisiens à destination des familles qui peuvent cuisiner.