Journal d’un bénévole des Restos du Cœur non-confiné

6 avril 2020

“L’idée même de solidarité est renforcée” – Les Inrocks.com – 01/04/20 18h23 – Photo Christophe Archambault / AFP

Malgré la crise sanitaire, ils et elles sont obligé·es de travailler quotidiennement sans bénéficier du confinement. Ces non-confiné·es prennent la parole. Aujourd’hui, Bastien Stisi, 33 ans, journaliste chez Radio Nova nous a transmis ce texte dans lequel il raconte son quotidien de non-confiné en tant que bénévole aux Restos du Coeur.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !

Bastien – “Il est 20 heures, nous sommes le lundi 16 mars. C’est l’heure où Emmanuel Macron doit annoncer en direct (plus de 35 millions de personnes devant leur télé : record d’audience absolue !) le confinement que tous les Français ont prédit depuis quelques heures. Le Président de la République ne l’emploiera, jamais, ce terme de « confinement », mais tout le monde, même avant cette prise de parole, a déjà compris la sentence : c’est le moment où la France doit se caler sur le mode de fonctionnement espagnol et italien, le moment où chacun (le plus grand nombre en tout cas) va être contraint de demeurer gentiment chez soi. Les langues pendues et celles qui croient savoir avaient annoncé cinq semaines. Macron en annoncera deux, renouvelables. Pour prendre l’air : footing, promenades canines, et petits papiers à imprimer pour la sécurité de tous.
Pour nous 20 heures, et comme tous les lundis soirs (réveillon de Noël compris, par très beau ou par très mauvais temps), c’est l’heure de la distribution de repas que l’on assure aux Restos du Cœur. Nous sommes à Saint-Lazare mais d’autres sont ailleurs (des sites sont ouverts à Nation, Gare de l’Est, République, Rosa Parks, Invalides…) ; d’autres équipes de bénévoles, pareilles à la nôtre (mais avec d’autres visages, parfois jeunes et parfois beaucoup moins) se présentent ici deux autres soirs par semaine. D’autres associations (Le Secours populaire est sans doute la plus connue d’entre elles), et sans parler des services de maraude, assurent aussi un minimum vital auprès de ceux qui n’en ont pas toujours.
Pour les bénévoles, le rendez-vous est fixé sur le site à 19h30, le temps de décharger le camion, d’installer les tables, et de créer l’espace social éphémère que l’on monte et que l’on démonte à longueur d’année. Pas de murs, de toits ou de bâches pour protéger d’éventuelles intempéries, mais cinq stands sur lesquels on distribue des repas chauds (des féculents et de la viande, pour faire simple), des sandwiches, des yaourts, des fruits, des céréales, des salades, de la soupe et même du café ou du thé. Un stand social, lui, permet de repartir avec des vêtements chauds ou des produits d’hygiène (c’est le tirage au sort qui désigne les heureux élus) et permet à quelques-uns de pouvoir passer une nuit à l’abri. La distribution, elle, qui dure en général une bonne heure, débute à 20 heures, pile. Et on s’applique, c’est important, à ne pas être en retard.
C’est-à-dire qu’au moment de commencer cette distribution de ce lundi qui restera certainement dans les mémoires, aucun d’entre nous — et même si chacun a son petit son de cloche qui lui a spoilé la suite — ne sait vraiment encore si l’on est autorisée à la faire ou non, cette distribution. Peut-être, déjà, à 20h05, sommes-nous dans l’illégalité la plus totale, et allons-nous voir débarquer dans l’heure une armée de policiers nous indiquant gentiment de regagner au plus vite les chaumières — cela, par bonheur, n’arrivera pas. Une rumeur, persistante et honnêtement inquiétante, suggère même, et parce que nous sommes chaque semaine très nombreux à nous regrouper ici, que c’est la dernière fois, avant de longues semaines, que l’on croisera la route de ceux que l’on appelle « les bénéficiaires », ceux qui viennent, littéralement, « bénéficier » de l’aide que leur propose l’association, à titre totalement gratuit et de manière apolitique, depuis 1985 (Coluche, Les Enfoirés, le « rencard à ceux qui n’ont plus rien », etc.) Le confinement concerne tout le monde. Les Restos du Cœur aussi ?
Un lieu de passage
De manière générale, le lundi à Saint-Lazare, ils sont entre 150 et 200, parfois plus, à venir récupérer un café, une salade, un plat de pâtes, ou juste, échanger quelques mots. Beaucoup d’hommes et très peu de femmes. Jamais d’enfants ou en tout cas, c’est rarissime. Des habitués dont on connaît quasiment toujours le visage, parfois le prénom et l’histoire, et dont parfois, on ne connaît pas même le son de la voix. C’est comme partout : il y a les bavards et les mutiques, les grandes gueules et ceux qui ne parviennent pas à l’ouvrir.
Ici aux Restos du Cœur, il y a parfois des éclats, des embrouilles et des colères palpables (on ne fera de dessins à personne : la rue, c’est pas pour rien qu’on l’a coloriée en gris), mais il y a aussi souvent des sourires. C’est de l’associatif, du vrai, et sur les sites, beaucoup ne viennent pas seulement pour récupérer une boîte de thon, mais aussi bêtement pour ce que l’on appelle de manière un peu mécanique « le contact humain ». À Saint-Lazare en général, ça se passe bien.
Mais il y a désormais le Covid-19 et ce virus dont chacun sait qu’il fait mal, et qu’il tue même. Et ce qui est habituellement un lieu de sociabilisation, de rencontre, d’échange, d’expression et de ressource, doit se transformer à partir de ce soir et par nécessité, en lieu de passage. Et de passage rapide, tant qu’à faire. Les consignes, déjà et pour tout le monde, bénéficiaires comme bénévoles, ont changé. Chez les bénéficiaires, les visages sont fermés, et les mines soucieuses. On les comprend. « Les distributions vont être arrêtées après ce soir, vous pensez ? » « Franchement on ne sait pas madame. On attend le discours de Macron pour savoir ce qui va très concrètement être annoncé… »
Les bénévoles, eux aussi, sont inquiets. Et certains le sont tellement qu’ils ne sont pas venus. Eux si nombreux d’habitude, le sont ce soir beaucoup moins. Neuf seulement ont répondu à l’appel, soit moins de la moitié que ce qu’ils sont lors d’une distribution ordinaire. Pour 150 bénéficiaires, ça fait juste. La peur, c’est chez tout le monde, des deux côtés. Beaucoup déjà, le premier lundi avant le confinement, avaient gagné le nord, ou le sud, ou dans tous les cas l’extérieur de Paris, ou étaient restés chez eux parce que l’âge ou la santé ne leur permettaient pas de faire autrement. Se protéger soi-même, protéger les autres, anticiper un confinement plus vert et plus serein ? Dans tous les cas, on était moins nombreux. Nos mails d’organisation, dans les heures qui avaient précédé, allaient dans ce sens : ce soir, pas question de prendre le moindre risque pour ceux qui ne le sentent pas. On va s’organiser. On avait déjà commencé à le faire.
« Il ne faut pas rester ici »
Car l’avantage c’est que l’urgence, la crise, et la nécessité de savoir réagir vite, pour Les Restos du Cœur, c’est toute l’année, c’est pas franchement une nouveauté. Très vite, on a été briefés, et à nous, les responsables des sites de distribution, de faire respecter le plus sereinement possible les consignes. Ce lundi soir pour nous à Saint-Lazare, c’est un genre de crash-test, une manière inédite d’envisager ces rendez-vous. Les stands, mesures de sécurité obligent, ont disparu : voici venus le temps des paniers-repas.
À la petite foule, clairsemée devant nous, on distribue donc ce lundi des sacs rapidement constitués, juste avant, par une partie de nos bénévoles. Dedans un plat chaud, un sandwich, un fruit, du pain, de l’eau, une salade, le minimum. Un sac que l’on a bien fermé, un peu de gel hydroalcoolique sur les mains, et une indication, terrible quoique nécessaire en ces circonstances : « Pas de deuxième tour monsieur, désolé. Un panier-repas par personne et malheureusement, dès qu’on vous l’a distribué, il ne faut pas rester ici, il faut partir. » Pas possible de faire autrement : si trop de gens s’accumulent dans un même espace, on a compris comment ça fonctionnait, le virus passe d’un corps à un autre. Et à moyen terme, la Préfecture peut décider de les fermer, ces distributions dont certains ne peuvent raisonnablement pas se passer. C’est à nous, les bénévoles, de nous assurer que tout se passe bien. Car Macron l’a finalement annoncé au moment où l’on testait cette nouvelle formule de distribution, qui devait perdurer les semaines suivantes : on continue. « Pour les plus précaires, pour les plus démunis, pour les personnes isolées, nous ferons en sorte, avec les grandes associations, avec aussi les collectivités locales et leurs services, qu’ils puissent être nourris, protégés, que les services que nous leur devons soient assurés. »
On continue — qui pour s’occuper de ces questions-là, sinon ? — mais à condition de ne prendre aucun risque. Respecter les mesures de sécurité, réduire le temps de présence sur le site, s’assurer de ne venir, questions bénévoles, qu’avec le strict nécessaire. Et si les équipes habituelles sont réduites à peau de chagrin, parce que tous ne sont pas en mesure, en ce moment, de venir offrir un peu de leur temps ? Les Restos ont réagi très vite et ont recruté, pour la capitale, quelques centaines de nouveaux bénévoles volontaires, des sortes de jokers disposés à être disséminés partout où l’on a besoin d’eux. Des masques sont désormais mis à la disposition des bénévoles et dans chaque panier-repas distribués aux bénéficiaires se trouvent des attestations de sortie, ces bouts de papiers qui portent le sceau de l’association et qui permettent à quelqu’un qui est venu chercher un repas de ne pas se faire verbaliser, derrière, par des représentants de l’ordre peu compréhensifs. Au total, 135 euros pour celui qui n’a plus de compte bancaire, là encore, on ne fera pas de dessin, tout le monde a compris ce que ça pouvait impliquer.
Le confinement dans tous les cas, certains ici ne sont pas franchement concernés. « Restez chez vous » ? Encore faut-il en avoir un, de chez soi. Alors forcément pour ceux-là, les distances de sécurité sont plus compliquées à faire respecter que pour d’autres. Et s’ils parviennent, dans les files d’attente que l’on a fini par organiser de manière plus stricte lors des distributions qui suivirent l’annonce de confinement, à jouer désormais le jeu des « un mètre cinquante entre toi et moi », ils ne respectent pas forcément ces règles-là lorsqu’ils partagent le repas qu’ils viennent de récupérer, un peu plus loin, tranquillement assis sur les petites marches de l’église. Comment le leur reprocher ? Le Coronavirus pour celui qui vit dans la rue, il ne s’envisage pas pareil que pour celui qui n’y vit pas.
Côtés bénévoles depuis le confinement, les bonnes volontés sont hallucinantes, et l’idée même de solidarité, renforcée. Nous sommes désormais suffisamment nombreux sur les sites et devons même freiner ceux qui veulent encore plus s’investir, pour ne prendre, encore une fois, aucun risque. Côtés bénéficiaires, lors des distributions, certains portent des masques, et d’autres s’en moquent. « C’est vrai ce truc-là, ça tue vraiment des gens ? », se méfiait encore lundi dernier l’un d’entre eux au moment où je lui rappelais qu’un mètre (minimum) de sécurité à respecter, c’était vraiment important. Lundi dernier, et comme celui d’avant, il n’y avait déjà plus de plats chauds et toujours autant de monde pour en réclamer — mais encore suffisamment de nourriture pour continuer à faire le job. « Vous serez là la semaine prochaine ? », « Ça ne dépend vraiment pas de nous Madame et je ne peux pas vous l’assurer. Mais honnêtement, je l’espère. »

Les Inrocks.com – 01/04/20 18h23

Photo Christophe Archambault / AFP